jeudi 7 janvier 2016

Dimanche 3 janvier 2016 – Deuxième cérémonie

Cette nuit, vers trois heures du matin, j’ai dû me lever pour aller faire pipi. Je suis resté dehors une bonne heure, fasciné par le spectacle extraordinaire de la vapeur qui inonde la vallée et que la lune est venue une nouvelle fois nimber de sa lumière. Seul dans cette ambiance incroyable, torse nu dans cette nuit tiède, j’ai encore eu le sentiment que la nuit et le monde m’appartenaient entièrement. Je me suis juré qu’un jour, j’aurai ce sentiment en permanence, et pas seulement dans des conditions aussi particulières.

Je me suis réveillé un peu avant neuf heures et j’ai passé la matinée dans la salle à manger, à discuter avec Guido, un suisse francophone, professeur de philosophie, qui a mon âge et dont le parcours présente quelques points communs avec le mien. Il a pris une année sabbatique et il est au Pérou depuis trois mois (et au centre depuis trois semaines). Il cherche à donner une nouvelle direction à sa vie, mais il n’a pas encore d’idée sur ce qu’il veut faire. Au déjeuner, il y a une petite engueulade entre deux participants à propos du partage des avocats qui sont sur la table. Comme quoi, la consommation d'ayahuasca ne règle pas tous les problèmes.

Le temps varie entre des moments de pluie rafraîchissante et des moments de soleil où la pluie se transforme en une vapeur absolument étouffante qui vient s'ajouter à celle de la rivière. Une rafale de vent a ouvert les volets de notre chambre et la pluie est venue mouiller nos lits. Si ça ne sèche pas avant cette nuit, ça va être inconfortable.

Je passe la fin de l'après-midi à trier et à retoucher les photos que j'ai prises jusqu'à présent, histoire d'oublier la chaleur terrible qui nous assomme, puis j'écris une partie de ce récit. Je décide de filer à la douche pour essayer de me rafraîchir, mais lorsque je me lève, je commence à discuter avec Lulla et ça s'étire sur plusieurs heures. Elle me raconte tout son passé et me parle de ce qu'elle traverse en ce moment. Il y a beaucoup de points communs avec mon propre parcours et je lui fais part des leçons que j'ai pu tirer de mon passé. Lorsque la nuit tombe, elle me sert dans ses bras et me remercie avec beaucoup d'émotion. Je suis surpris par l'intensité de cette accolade, mais je comprends que notre discussion lui a permis de faire le point sur des choses qui comptent énormément pour elle en ce moment.

Je file enfin me rafraîchir avant de m'installer sous la case commune jusqu'à l'heure de la cérémonie. Au moment de m'installer, je dis à l'un des assistants que je souhaiterais être plus près du maestro pour pouvoir entendre ses chants. Lorsqu'il m'indique une place à côté de lui, Isabella et Juanin éclatent de rire. Ils ont repéré quelque chose qui m'a complètement échappé : cet assistant est l'homme qui chantait complètement faux, celui que j'ai trouvé grotesque, pendant la cérémonie du 31. Je vais donc être à côté de lui où je pourrai profiter pleinement de ses disharmonies. Juanin me dit : "Tu viens de donner le bâton pour te faire battre". Je lui réponds : "Ça me va très bien". Plus tard dans la soirée, j'en arriverai à la conclusion que notre chanteur fou est atteint d'une amusie très sévère. Il y a quinze jour, j'ai entendu une emission de radio qui parlait de cette particularité touchant environ 4% de la population : les personnes amusiques ne perçoivent les différences de tonalités que de façon très grossière. Elles sont incapables de chanter juste ou de maintenir une note. Ce qui est très drôle avec lui, c'est qu'il chante faux avec énormément de cœur et de puissance. Plus tard, Juanin proposera de l’appeler Assurancetourix. C'est mérité.


Mais nous n'en sommes pas encore à la cacophonie. Pour le moment, j'échange assez longuement avec mon voisin de gauche. Son travail consiste à retoucher des photographies pour des magazines de mode. Il parcours librement le monde avec son ordinateur et sa compagne (une jolie blonde longiligne qui ressemble à un ange) et travaille à distance grâce à Internet. Je ne suis donc pas seul à vouloir pratiquer ce genre de chose.

La coupe d'ayahuasca se met à tourner et les lumières s'éteignent. Je somnole un petit moment dans le silence absolu qui règne sur la salle, mais je suis tout à fait éveillé quand le premier chant commence et, au cours de ce qui suit, j'ai l'occasion de profiter pleinement de la montée en puissance de l'effet de la plante. Ce soir, tout se passe en douceur. Je me sens progressivement écrasé sur mon tapis de travail par une chaleur fourmillante qui me détend profondément tout le corps. Assurancetourix s'en donne à cœur joie mais ça ne me perturbe pas outre-mesure et ça me fait souvent rire. J'ai l'intention de travailler sur mon ventre et j'y parviendrai tout au long de la nuit. C'est la première fois qu'une cérémonie est aussi cohérente pour moi. Quand la salle commence à se vider, j'en suis, encore une fois, à peine au début de mon parcours. J'ai décidément une diggestion très lente. Je reste là pendant près de trois heures après que tout le monde soit allé se coucher, hormis une bande de joyeux drilles qui parlent et qui rient dans un coin de la salle. Ça ne me dérange pas. De mon côté, je chante sans arrêt pour avancer. Rien de brutal, rien d'anarchique dans ce que j'éprouve cette fois-ci : tout reste parfaitement centré sur mon ventre, et la roue des différents états qui me traversent me permet, segment après segment, d'aller de plus en plus profond dans mes ressentis et dans mon travail de nettoyage. Tout est empreint de douceur, mais l'intensité est énorme. Douceur, amour, joie..., je suis dans un pur trip new-age.


Vers quatre heures du matin, je suis épuisé, mais le travail ne veut pas s'interrompre. Je dois foncer aux toilettes pour me vider les intestins. C'est une forme de réaction très courante à la consommation d'ayahuasca. Et comme j'ai travaillé sur mon ventre, ça me semble, encore une fois, très cohérent. Je reviens dans la salle mais ne tarde pas à retourner aux toilettes. J'ai encore très faim. Heureusement, j'avais emporté un sachet de graines (noix et raisins) avec moi. Je m'en régale tout en continuant à chanter et à éprouver des tsunamis de sensations. Je retourne aux toilettes, puis je vais dans la salle à manger pour tenter de compléter mon encas. Il n'y a que des pommes. J'en dévore trois comme un sauvage avant de retourner aux toilettes. Je suis mort de fatigue, je n'en peux plus. Il me faut pourtant continuer à chanter pour tenir le coup. L'histoire dure encore une heure au bout de laquelle j'ai enfin le sentiment que je peux aller me coucher. Il me faudra une heure de plus pour trouver le sommeil. En cours de route, j'ai composé le message de nouvel an que je compte envoyer à mes amis lorsque j'aurai accès à Internet. Ça m'a permis de m'occuper l'esprit en attendant que l'effet de la plante s'atténue. Voici ce message :

L'année dernière, j'ai fait tout ce qu'il ne faut pas faire.
J'ai mangé ce qu'il ne faut pas manger.
J'ai bu ce qu'il est interdit de boire.
J'ai marché là où personne ne doit marcher.
J'ai frôlé la mort de trop près.
Et je lui ai fait un pied de nez.
J'ai couru les jambes à l'envers.
J'ai dansé de façon absurde, scandaleuse et ridicule.
J'ai volé, alors que je n'étais pas censé voler.
J'ai aimé comme on a pas le droit d'aimer.
L'année dernière, j'ai fait tout ce qu'il ne faut pas faire.
J'ai vécu comme il ne faut pas vivre.

Mais j'ai vécu.
Et, cette année, je vais recommencer.
Puisque j'existe.

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