mercredi 13 janvier 2016

Lundi 11 janvier 2016 – L'homme qui fume

Qu’est-ce que je fais ici ? C’est la question qui me revient depuis deux jours. Qu’est-ce que je fais à 3000 m d’altitude dans un village pauvre du Pérou où les maisons n’ont pas de chauffage, alors qu’il pleut et que le thermomètre oscille autour de 15 degrés ? Qu’est-ce que je fais dans ce pays dont je ne parle pas la langue et dont la culture est si étrangère à celles que je connais qu’il m’est difficile d’y trouver le moindre repère. Quel sens ça a ? À quoi ça rime ?

Il y a encore peu de temps, je me serais demandé « Qu’est-ce que je fais si loin de chez moi ? ». Mais je n’ai plus de chez moi, j’en ai décidé ainsi. Je n’ai plus de chez moi et je me sens perdu dans cet endroit perdu.

Je suis dans un café minuscule d’où je peux voir l’une des places du village et j’observe. Il y a deux amoureux sur un banc qui se murmurent des mots doux. Il y a deux gamins qui s’amusent avec un pneu usagé. Il y a un homme qui fume et qui semble ne rien attendre. Il y a une vieille qui mange un fruit, et si elle semble bien attendre quelque chose, elle le fait avec la patience des vieux, comme si chaque moment en valait un autre et que toutes les choses étaient égales.

Et puis il y a tous les gens qui traversent la place d’un pas plus ou moins pressé, avec des sacs plus ou moins chargés, avec des enfants, parfois, ou des chiens qui les suivent d’un air résigné. Tous ces gens-là font quelque chose, ils vont tous quelque part, et je sais où : ils vont vers les affaires de leurs quotidiens. Ils font leurs devoirs, remplissent leurs obligations, celles qui leur permettent de manger, d’avoir un endroit où dormir ou, s’ils portent de beaux vêtements, celles qui leur permettent de se sentir un peu plus importants.

Tous ces gens-là sont tenus par tout ce dont je me suis libéré. Je n’ai rien à faire pour avoir de quoi manger, je pourrai toujours trouver où dormir contre quelques billets et je me suis lassé de me donner l’air important. Avant d’avoir l’âge de la vieille femme qui mange un fruit, avant d’être indifférent à l’ordre des choses, il faudrait que je trouve le moyen de ne rien attendre, comme l’homme qui fume.


De tous les gens sur qui mon regard porte, cet homme qui fume, tranquillement, sans avoir l’air de rien attendre, cet homme est le seul pour qui le temps existe et coule à son profit. Cet homme est le seul à mes yeux qui ne soit pas perdu, c’est le seul, me semble-t-il, pour qui cette journée aura eu du sens. Il est paisible. Bien que nous soyons le matin, il sait sans doute déjà où il va dormir ce soir et ce qu’il va manger tout à l’heure. Ou bien il s’en moque. Il est encore assez jeune pour pouvoir dormir n’importe où et se nourrir de peu.


En le regardant, je me souviens de mes devoirs et de mes obligations. Je dois trouver le moyen de faire de ce village un véritable endroit. Pour le moment, il ne s’agit que d’un endroit perdu où je suis perdu. Il faudrait que je parvienne à m’y sentir chez moi. Qu’ici ou ailleurs soient toujours chez moi et que je puisse m’asseoir n’importe où, pour fumer ou non, sans avoir plus rien à attendre. Pour regarder paisiblement le temps passer, pour que toute chose ait du sens sans qu’il soit nécessaire d’en chercher un dans les obligations du quotidien. Ou ailleurs.

Je ne traverse pas cette place d’un air pressé, mais je ne suis pas encore libre. Je ne suis pas plus libre que cette femme dont la lourde charge fait ployer le dos. Pour commencer, je ne suis même pas sur cette place : je me contente de la regarder depuis la banquette de mon café minuscule.
 
La place que je vois depuis mon café minuscule

1 commentaire:

  1. On a toujours des repères quelque part, forcément. Même si on a quitté l'endroit où on les a pris. Ils sont accrochés à notre inconscient, à chacune de nos cellules. On est provisoirement ailleurs… Jamais perdu, à moins d'être amnésique ! Le voyage, c'est un monde parallèle à découvrir autrement.
    Bises Mam

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